Pornhub devant la Cour suprême
"Internet is for porn" et le site entend bien l'expliquer aux juges...
Ce n’est pas la première fois que les neuf juges de la Cour suprême des États-Unis se penchent sur une affaire de pornographie. Le faire en 2024 est toutefois un amusant clin d’œil de l’histoire : il y a très exactement soixante ans, cette même Cour rendait sa décision dans l’affaire Jacobellis v. Ohio. À l’époque, Nico Jacobellis, gestionnaire d’un cinéma dans cet État du Midwest, s’était adressé à la justice après qu’une loi l’eut empêché de diffuser le film « Les Amants », du réalisateur français Louis Malle. La raison ? Il s’agissait d’un film jugé « obscène ».
Si cette décision de justice est restée célèbre, c’est moins pour ses conclusions que pour l’étonnant argument formulé par le juge Potter Stewart. Auteur d’une opinion concurrente — c’est-à-dire qu’il se joint au jugement majoritaire mais en souhaitant apporter sa propre justification —, le juge avait souligné que le Premier Amendement, qui protège la liberté d’expression, ne couvre pas la pornographie dite « hardcore ». Pour lui, le film de Louis Malle n’entrait pas dans cette catégorie. Comment caractériser ce qui relève ou non de cette catégorie ? Difficile, selon le propre aveu du magistrat, de le faire de manière intelligible. « Je le sais quand je le vois » (I know it when I see it) avait-t-il ainsi résumé. Potter Stewart finira par regretter d’avoir écrit cette expression, navré que son souvenir soit associé à cette seule facétie.
Nul ne sait quels seront les bons mots des juges dans ce que l’on peut appeler « l’affaire Pornhub ». Toujours est-il qu’elle a été considérée comme suffisamment sérieuse pour qu’au moins quatre juges de la plus haute juridiction fédérale des États-Unis accepte de s’en saisir.
Une évolution du droit texan
Le 12 juin 2023, le très conservateur gouverneur Greg Abbott a promulgué la House Bill 1181. Le texte prévoit pour les opérateurs de sites à caractère pornographique une obligation d’implémentation d’un système de vérification de l’âge des internautes afin que les mineurs ne puissent y avoir accès. Le régime de sanction est, quant à lui, particulièrement sévère : les contrevenants s'exposent à des sanctions civiles pouvant aller jusqu'à 10 000 dollars par jour et, si un mineur accède à du contenu à caractère sexuel, le procureur général du Texas pourra réclamer 250 000 dollars supplémentaires par infraction.
Du côté de Houston, il faut donc désormais montrer patte blanche si l’on veut aller chez la veuve poignet. Une évolution législative qui n’est pas du goût de l’un des plus acteurs du milieu : Pornhub. Le site au logo orange a choisi, outre la bataille judiciaire, de suspendre ses services dans le Lone Star State. Il affiche désormais un message particulièrement long pour justifier cette coupure. Culture constitutionnelle américaine oblige, le prestataire explique dans son message que la loi texane ne saurait satisfaire à un contrôle strict de constitutionnalité (strict scrutiny), expliquant que cette loi ne constitue pas le moyen le moins restrictif possible dans la poursuite de l’objectif qu’elle s’est donné.
Not only does this impinge on the rights of adults to access protected speech, it fails strict scrutiny by employing the least effective and yet also most restrictive means of accomplishing Texas's stated purpose of allegedly protecting minors.
Cachez ce sein…
Mesure législative justifiée au regard de la protection des mineurs ou atteinte inconstitutionnelle à la liberté d’expression ? Jusqu’ici, la justice fédérale américaine s’est rangée du côté du gouverneur Abbott. Derrière la bannière de la « Free Speech Coalition », Freesites Ltd. (qui gère Pornhub) et d’autres acteurs ont tout d’abord remporté une première bataille en cour de district, le juge David Alan Ezra considérant qu’il y avait probablement violation du Premier Amendement. L’injonction prononcée en cour de district a toutefois été suspendue par la très conservatrice Cour d’Appel pour le 5e Circuit (qui couvre Louisiane, Mississippi et Texas). Selon la Cour d’Appel, l’existence d’un précédent (l’affaire Ginsberg v. New York, datant de 1968) implique de confirmer la constitutionnalité de la loi texane.
Bien qu’en 1968, il n’était évidemment pas question de sites internet à caractère pornographique, le précédent Ginsberg a confirmé la constitutionnalité d’une loi new yorkaise qui interdisait la vente de revues contenant des nus ou des représentations écrites sexuellement explicites à des personnes mineures. La caractéristique d’« obscénité » était ici définie au regard du public : ce qui n’est pas obscène pour des adultes peut l’être si le public est mineur. Pour la Cour suprême de 1968, « [l]'État a le pouvoir d'adapter la définition de l'obscénité appliquée aux mineurs ».
En conséquence, la Cour d’Appel n’a pas appliqué un contrôle de constitutionnalité strict, elle s’est limitée au contrôle le plus élémentaire (ce qu’on appelle, en anglais, rational basis review) dont les seuls critères sont l’existence d’un intérêt légitime et la présence d’un lien rationnel entre les moyens et objectifs de la loi en question. C’est l’objet de la préoccupation de la Free Speech Coalition, qui demande à la Cour suprême de renverser l’arrêt rendu en appel et d’affirmer la nécessité d’un contrôle de constitutionnalité strict, un obstacle que la loi texane aurait du mal à franchir pour plusieurs raisons d’après les requérants. D’une part, immensité de l’Internet oblige, ne seraient potentiellement poursuivis que les principaux acteurs du secteur. D’autre part, nombre de services contenant du matériel pornographique sont exclus du champ d’application de la loi (comme les moteurs de recherche ou encore les réseaux sociaux, qui contiennent « la pornographie en ligne la plus facilement accessible aux mineurs »). Enfin, pour les requérants, la différence fondamentale entre cette loi texane et celle dont il était question dans Ginsberg tient au fait que cette dernière n’avait aucune incidence pour les adultes. Or, ici, tous sont désormais sommés de prouver leur âge : un détail qui, selon la Free Speech Coalition, n’est pas sans incidence, puisque la vérification est lourde d’enjeux vis-à-vis de la vie privée des internautes.
Deux Amériques, encore ?
La décision de la Cour suprême, qui pourra être délivrée d’ici à l’été 2025, sera lourde de conséquences : Arkansas, Louisiane, Mississippi, Montana, Caroline du Nord, Utah et Virginie ont promulgué des lois similaires à la House Bill 1181. En outre, une douzaine d’autres États ont introduit des propositions de loi visant à imposer une vérification de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques. Du côté du 7e Circuit d’Appel, la Cour a tout récemment suspendu l’injonction préliminaire prononcée en cour de district contre le Senate Enrolled Act 17 promulgué en Indiana (« fonctionnellement identique » à la loi texane).
Si la Cour suprême venait à confirmer la constitutionnalité des dispositions texanes, le pays se diviserait, comme sur de nombreux autres sujets, en deux grands ensembles diamétralement opposés. La démocratisation des VPN, dont la technologie permet facilement de contourner ce type de restriction, a de toute évidence déjà répondu à la problématique à laquelle sont (et seront ?) confrontés certains internautes américains.