Non, la Cour suprême n’a pas consacré un « droit à discriminer » !
Dans l’affaire « 303 Creative », la Cour suprême des États-Unis a donné raison à une webdesigneuse qui refuse de créer des sites web pour…
Dans l’affaire « 303 Creative », la Cour suprême des États-Unis a donné raison à une webdesigneuse qui refuse de créer des sites web pour les mariages de couples de même sexe.
La Cour suprême vient-elle d’ouvrir une boîte de Pandore ? A-t-elle consacré un droit à discriminer les minorités ? Aboutissant à la conclusion que la webdesigneuse chrétienne Lorie Smith a tout à fait le droit de refuser de concevoir des sites web pour la célébration de mariages de personnes de même sexe, la juridiction a provoqué un tollé retentissant.
Pourtant, la décision rendue à 6 contre 3 est bien plus étroite qu’il n’y paraît. Non, elle ne permet pas de se prévaloir de ses croyances religieuses pour discriminer tout un chacun. Elle ne permet pas non plus à Lorie Smith de refuser de servir une personne homosexuelle parce qu’elle est homosexuelle. Et, bien que la vice-présidente Kamala Harris mentionne restaurant et hôtel dans son communiqué de presse, disons-le : non, le spectre de la ségrégation ne plane pas sur les États-Unis d’Amérique.
Lorie Smith, une webdesigneuse très croyante
Lorie Smith est une fervente chrétienne. À la tête de son entreprise « 303 Creative », la businesswoman dévote assume pleinement sa foi, qu’elle revendique fièrement sur son site vitrine. Désireuse de concilier sa vie professionnelle et sa chrétienté, l’entrepreneuse envisageait de recentrer son activité sur la création de sites web pour la célébration de mariages. Cependant, dans son État du Colorado, une loi anti-discrimination (la CADA) prohibe toute discrimination envers l’orientation sexuelle : un problème majeur pour Lorie Smith, qui ne souhaite pas réaliser de sites web pour les mariages de couples de même sexe en raison de ses convictions religieuses. Sur son site professionnel, Mme Smith s’apprêtait à afficher un encart précisant qu’elle refuserait toute conception destinée à la célébration d’un mariage entre personnes de même sexe. Une précision qui l’aurait exposée à des poursuites judiciaires.
En 2016, la patronne a, en conséquence, déposé un recours en justice en affirmant que la loi CADA viole son droit à la liberté d’expression parce que son effet dissuasif la contraint à ne pas démarrer son activité ou à se résigner à concevoir des sites dont elle désapprouve le contenu (ce qui revient à être une « expression contrainte », compelled speech). Dans sa plainte, Lorie Smith a joint une annexe contenant un message reçu d’un certain « Stewart », désireux d’obtenir un site pour son mariage avec « Mike ». Pour la conceptrice, c’est une preuve de plus qu’elle s’exposerait à la loi CADA.
Le 29 juin, le média New Republic a révélé que Stewart est hétérosexuel et qu’il n’a, à sa connaissance, jamais envoyé une telle demande. Ce rebondissement ne saurait pourtant remettre en cause la décision de la Cour suprême : le message de Stewart avait été écarté dès le jugement rendu en premier instance, la cour estimant que « Stewart et Mike » pourraient être un couple hétérosexuel. Un élément a d’ailleurs échappé aux magistrats : le message de « Stewart » précise « fiancee » (sic) : en anglais comme en français, « fiancé/fiancée » permet de marquer une distinction de genre. S’il n’est pas possible de s’assurer de l’authenticité du message, cet élément permettait bien d’affirmer avec une quasi-certitude qu’il s’agissait d’un couple hétérosexuel.
Une décision qui repose sur la « clause de liberté d’expression » (ce qui change tout !)
S’il est vrai que Lorie Smith a insisté sur ses convictions religieuses, son recours en justice a préféré invoquer la clause de liberté d’expression (Free Speech Clause) du 1er amendement, un détail loin d’être anodin. Défendue par la très réactionnaire Alliance Defending Freedom, l’entrepreneuse aurait pu invoquer la clause de libre exercice (Free Exercise Clause) : si elle avait obtenu gain de cause, il aurait fallu, pour ne pas honorer une commande, pouvoir se prévaloir de « convictions religieuses sincères » (“sincerely held religious beliefs”). En invoquant la clause de liberté d’expression, toute personne ayant un travail créatif et « expressif » peut refuser d’honorer une commande qui nécessiterait de produit un message contraire à ses idées — qu’elles soient politiques, philosophiques, religieuses…. « [L]e gouvernement pourrait obliger un concepteur de sites web de sexe masculin, marié à un autre homme, à concevoir des sites web pour une organisation qui milite contre le mariage entre personnes du même sexe » se justifie ainsi le juge Neil Gorsuch, auteur de l’opinion majoritaire.
Il convient ainsi d’opérer une distinction majeure : il ne s’agit pas de discriminer une personne en raison de ce qu’elle est (sexe, identité de genre, religion…), mais en raison du « message » qu’elle souhaite obtenir. Autrement dit : Lorie Smith refuserait de concevoir un site célébrant un mariage entre personnes de même sexe même si le client était un fervent chrétien hétérosexuel. Cela nous amène à l’autre point crucial de cet arrêt : le caractère « expressif » du travail réalisé. Il a été reconnu que l’activité de webdesign de Lorie Smith revêt un caractère expressif et unique : chacun de ses sites possède une singularité et transmet un message. À l’inverse, un barman ne pourrait refuser de servir un mojito à une personne LGBTQ+ au motif que cela le contraindrait à exprimer une idée contraire à ce qu’il pense : un mojito ne transmet ni message ni ne possède une quelconque singularité. « Il existe sans aucun doute d’innombrables biens et services dont personne ne pourrait soutenir qu’ils impliquent le premier amendement » abonde le juge Gorsuch. Ce sont donc bien les professions créatrices qui sont visées dans cet arrêt. « Pris au sérieux, ce principe [la loi CADA] permettrait au gouvernement de forcer toutes sortes d’artistes, de rédacteurs de discours et d’autres personnes dont les services impliquent un discours à dire ce qu’ils ne croient pas sous peine de sanction » affirme ainsi le magistrat.
Cependant, comment reconnaître ce qui est « expressif » ? La majorité ne répond pas clairement à la question nous dit le professeur Michael Dorf sur son blog. À la lecture de l’opinion majoritaire, on peut néanmoins distinguer une esquisse. Il semblerait qu’un bien ou service soit « expressif » à partir du moment où il remplit ces trois conditions :
- Unique ;
- Sa conception est « expressive » ;
- Transmet un message
Pour reprendre l’exemple du mojito : sauf exception il n’est pas unique (on pourrait à peine distinguer le sien de celui de son voisin) et ne transmet pas de message. En revanche, sa conception peut être « expressive » : le barman ou la barmaid peut exprimer son talent au cours de la préparation.
La copie des juges « conservateurs » de la Cour suprême n’a cependant pas su convaincre les juges « progressistes ». Dénonçant un « dommage symbolique » et bien qu’excellant dans l’art de la formule, la fronde de la juge Sotomayor peine néanmoins à se montrer convaincante.
Une opinion dissidente qui peine à convaincre
Au vitriol. Rejointe par la juge Kagan et la juge Jackson, la juge Sonia Sotomayor (nommée en 2009 par Barack Obama) a dénoncé une décision « profondément erronée » et évoqué les démons du passé, supposant que « le Heart of Atlanta Motel aurait pu faire valoir que les Noirs peuvent toujours louer des chambres pour leurs amis blancs » (une référence à un arrêt de 1964 impliquant un motel pratiquant la ségrégation raciale).
Pourtant, dans sa diatribe, la juge reconnaît que la loi CADA « n’interdit pas non plus à l’entreprise de diffuser le message qu’elle préfère. L’entreprise pourrait, par exemple, ne proposer que des sites web de mariage contenant des citations bibliques décrivant le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme ». En d’autres termes, la magistrate admet que Lorie Smith pourrait simplement inclure une citation biblique sur le mariage comme union d’un homme et d’une femme de manière systématique sur tous ses sites web de manière à écarter subrepticement toute clientèle LGBTQ+ sans avoir à devoir refuser une commande en raison de ses convictions.
En conclusion, l’affaire « 303 Creative » a donné lieu à une décision de justice particulièrement étroite. Anthony Michael Kreis, professeur de droit constitutionnel à la Georgia State University a ainsi souligné chez NBC News que « 90 %, 95 % […] des transactions commerciales demeureront inchangées » car dénuées de tout caractère « expressif ». À l’heure où les droits des personnes LGBTQ+ sont menacés de toutes parts aux États-Unis, n’ajoutons pas au malheur de ce monde.