La juge Ketanji Brown Jackson, peut-être moins « à gauche » qu’on ne le croit
Désormais confirmée par le Sénat, celle qui remplacera le juge Breyer ne sera peut-être pas aussi « progressiste » que son prédécesseur…
Désormais confirmée par le Sénat, celle qui remplacera le juge Breyer ne sera peut-être pas aussi « progressiste » que son prédécesseur. Question de philosophie judiciaire…
Le président Joe Biden voulait être le premier à nommer une juge africaine-américaine à la Cour suprême. Son choix historique s’est arrêté sur la juge Ketanji Brown Jackson, récemment nommée pour siéger à la Cour d’Appel pour le Circuit du District de Columbia. Pour le président démocrate, la magistrate a le parfait profil pour remplacer le juge « progressiste » Stephen Breyer.
Toutefois, à l’issue des auditions menées au Sénat, la juge qui deviendra la 116e Justice pourrait se détacher sensiblement de son illustre prédécesseur, pour qui elle fut clerc en 1999.
Living Constitutionalism versus Originalism
« Je n’ai pas de philosophie judiciaire » a affirmé la magistrate de 51 ans au premier jour des auditions. Au fil des questions, la juge Jackson a néanmoins fini par clarifier : elle ne croit pas dans la “living constitution”, philosophie judiciaire qui est celle du juge Breyer. Pour les tenants du “living constitutionalism”, l’interprétation de la Constitution est susceptible d’évoluer dans le temps, au rythme de l’évolution de la société. Ainsi, pour Justice Stephen Breyer, la peine de mort est inconstitutionnelle car contraire au 8e amendement qui prohibe les châtiments cruels et inhabituels. Une position qui s’appuie sur les propos du Chief Justice Earl Warren qui, dans la décision Trop v. Dulles de 1953, affirmait que le 8e amendement « doit tirer son sens de l’évolution des normes de décence qui marquent le progrès d’une société en pleine maturation ».
Face au sénateur républicain Chuck Grassley, la juge Jackson a donc pris à revers la philosophie judiciaire de l’actuel doyen de la Cour suprême : « Je ne crois pas qu’il existe une “Constitution vivante”, a-t-elle dit, dans le sens où elle change et est imprégnée de ma propre perspective politique ou de la perspective politique du jour. Au contraire, la Cour suprême a clairement établi que lorsque l’on interprète la Constitution, il faut examiner le texte à l’époque de la rédaction. » Un aggiornamento originaliste auquel a également eu droit le président du comité judiciaire, le sénateur démocrate Durbin : « Je me concentre sur le sens public original parce que je suis contrainte d’interpréter le texte ». L’évocation de cette contrainte n’est pas sans rappeler les mots du principal promoteur du textualisme et de l’originalisme, le juge Antonin Scalia, qui se disait « menotté » par ces méthodes d’interprétation. À propos de la peine de mort, Justice Scalia balayait d’un revers de main les arguments de son illustre collègue Stephen Breyer : pour lui, seuls les châtiments cruels ET inhabituels (cruel AND unusual, nous dit le 8e amendement) sont prohibés. Au XVIIIe puis au XIXe siècle, la peine de mort était tout à fait courante. En outre, le magistrat soulignait que le 5e comme le 14e amendement (ratifiés respectivement en 1791 et 1868) disposent que nul ne peut être privé de sa vie, de sa liberté et de sa propriété sans procédure légale régulière. Comment priver quelqu’un de sa vie, sinon en la lui ôtant ?
Last but not least, la juge Jackson rejette tout recours au droit international pour interpréter la Constitution : une seconde différence fondamentale qui la distingue du juge Breyer, lequel n’hésite pas à se tourner vers le droit international pour interpréter certaines clauses ambiguës de la Constitution. Là encore, sa réponse la rapproche du profil du juge Scalia, qui se refusait catégoriquement à prendre en considération le droit international pour interpréter la Constitution fédérale des États-Unis.
Satisfecit des originalistes
Pour les juristes du courant originaliste, c’est à la fois la surprise et l’exultation. Les propos de la juge Jackson confirment les dires de la juge Elena Kagan : “We’re all textualists now”. Une hégémonie textualiste qui consacre les quatre décennies durant lesquelles la Federalist Society a bataillé fermement pour imposer sa philosophie et ses juges. Une authentique bataille culturelle débutée en 1982 et qui a commencé à porter ses fruits dès le mitan des années 80, en pleine révolution conservatrice reaganienne.
Membre éminent de la Federalist Society, l’avocat et professeur de droit constitutionnel Randy Barnett, connu pour ses opinions proches du libertarianisme, ne tarit pas d’éloges à l’égard de la juge Jackson : « La description de la méthodologie originaliste donnée par KBJ est aussi bonne ou meilleure que celle qu’un candidat *républicain* aurait donnée jusqu’à ces dernières années […] », a-t-il ainsi déclaré sur Twitter. Même satisfecit chez Edward Whelan, président du think-tank conservateur Ethics and Public Policy Center. Celui qui fut l’ami proche du juge Scalia constate que “KBJ” valide des principes judiciaires conservateurs.
L’audition de la juge Jackson acte-t-elle le triomphe de l’originalisme ? La réponse se doit d’être nuancée.
“We’re all textualists now”
Si l’on peut en effet considérer que la Cour suprême est désormais intégralement textualiste, il faut admettre que cette méthode d’interprétation fournit de précieux outils, lesquels peuvent aboutir à une issue « progressiste », comme en témoigne l’affaire Texas v. Johnson. En 1989, la Cour suprême, dans une opinion rédigée par le juge Scalia, considérait que brûler un drapeau américain ne pouvait faire l’objet de sanction, le geste étant un mode d’expression symbolique et par conséquent un acte protégé par le 1er amendement, qui consacre le droit à la liberté d’expression. Une décision aux antipodes des idées politiques de son auteur qui se plaisait à dire que si cela ne tenait qu’à lui, les gens désacralisant le drapeau seraient en prison.
Il n’est donc pas rare aujourd’hui de voir des juges, même « progressistes », s’en remettre aux canons d’interprétation textualistes. Dans l’affaire Facebook v. Duguid, rendue l’an dernier, la juge Sonia Sotomayor s’est ainsi appuyée sur l’ouvrage phare rédigé par le juge Scalia en 2012 : “Reading Law: The Interpretation of Legal Texts”. De la même manière, le juge originaliste Neil Gorsuch a eu recours au textualisme pour arriver à la conclusion que le Titre VII de la loi sur les droits civiques interdit les discriminations à l’embauche envers les personnes trans.
Cependant, il demeure un point sur lequel la juge Ketanji Brown Jackson se distingue nettement des originalistes : la régle du précédent.
Roe et Casey sont un « droit établi »
Évidemment interrogée sur le sujet ô combien sensible du droit à l’avortement, la juge Jackson s’est distinguée de l’originalisme sur la question du stare decisis, à savoir la règle du précédent. Cette règle qui contraint les cours inférieures à respecter les précédents établis par les cours supérieures n’engage bien évidemment pas la Cour suprême. Bien que la juridiction suprême reconnaisse que le stare decisis est une « voie privilégiée parce qu’il favorise le développement impartial, prévisible et cohérent des principes juridiques, encourage la confiance dans les décisions judiciaires et contribue à l’intégrité réelle et perçue du processus judiciaire » (Hohn v. U.S.), elle peut tout à fait s’en extraire et renverser ses propres précédents.
Pour Antonin Scalia, le stare decisis était de l’ordre de « l’exception pragmatique » à sa philosophie. A contrario, pour un originaliste intransigeant tel que le professeur Steven G. Calabresi, la nécessité d’en finir avec les jurisprudences erronéespasse avant la stabilité et la prédictibilité du droit. Alors professeure de droit à l’Université Notre-Dame, la juge Amy Coney Barrett revenait en 2017 sur la conception modérée de la règle du précédent qui était celle de son mentor Antonin Scalia. Fidèle à ce dernier, l’actuelle cadette de la Cour partage la même modération… Au détail près que les jurisprudences Roe et Casey ne constituent pas pour elle des « super-précédents ».
C’est là que se distingue la juge Jackson, qui a affirmé que Roe et Casey constituent un « droit établi », nécessitant dès lors d’appliquer la règle du précédent en ce qui concerne les affaires relatives au droit à l’avortement. Dès lors, que penser du profil de la magistrate ? A-t-elle tenté de satisfaire à la fois le Parti républicain et le Parti démocrate en s’affichant comme une originaliste attachée au stare decisis ?
Le risque de la déception pour Joe Biden
Qu’importe le profil de Ketanji Brown Jackson, cette dernière ne modifiera pas l’équilibre de la Cour. Cependant, le choix opéré par le président Biden pourrait mener à la déception : si la juge s’est montrée honnête quant à sa philosophie judiciaire, le camp démocrate pourrait parfois déchanter. Si celle qui est destinée à devenir la première femme africaine-américaine à siéger à la Cour suprême a su rassurer sur des points-clés (par exemple sur le droit au mariage des personnes de même sexe), l’application d’une doctrine originaliste sur d’autres sujets pourrait donner un résultat à l’opposé de ce qu’attendent les démocrates. Sans supposer que Joe Biden connaîtra la même déconvenue que le président Eisenhower, il est désormais difficile d’imaginer Ketanji Brown Jackson défendre l’inconstitutionnalité de la peine de mort. Le départ du juge Breyer tourne une page de l’histoire de la Cour suprême et ce dernier en a bien conscience : dans sa dernière opinion dissidente (Badgerow v. Walters), le doyen a livré un vibrant plaidoyer en faveur de sa théorie interprétative. Elle s’en ira avec lui.