Après Uvalde, une nouvelle dérégulation du port d’armes ?
Loin de changer la donne, la tuerie qui vient de frapper de plein fouet l’école élémentaire texane pourrait s’accompagner d’une prochaine…
Loin de changer la donne, la tuerie qui vient de frapper de plein fouet l’école élémentaire texane pourrait s’accompagner d’une prochaine décision de la Cour suprême sapant un peu plus la régulation du port d’armes.
Les États-Unis sont sous le choc. Après la tuerie d’Uvalde qui a coûté la vie à 21 personnes dont 19 enfants, l’Amérique remet la question du port d’armes au centre du débat. Un débat, qui, bien que rouvert à chaque drame, cèdera rapidement sa place à l’inaction. Dans le même temps, la plus haute juridiction fédérale s’apprête à rendre une nouvelle décision qui, selon toute vraisemblance, sapera encore davantage les possibilités de régulation du port d’armes.
« La barrière, c’est le deuxième amendement, pas le lobby des armes. »
Dans une tribune publiée sur le site The Hill mercredi 25 mai, l’avocat et professeur de droit Jonathan Turley dresse un constat amer mais terriblement réaliste : le lobby des armes est certes puissant, mais l’obstacle est davantage d’origine constitutionnelle. « [N]ous devons être honnêtes avec le peuple américain sur la marge de manœuvre autorisée par la Constitution pour restreindre un droit constitutionnel individuel » assène-t-il ainsi en propos conclusifs. En effet, la marge de manœuvre, déjà mince, pourrait se réduire encore très prochainement.
Pour comprendre l’étrange inaction américaine sur la question du port d’armes, il faut revenir en 2008. Cette année-là, la Cour suprême rendait sa décision dans l’affaire District of Columbia v. Heller. L’opinion majoritaire, rédigée par le juge conservateur Antonin Scalia, aboutissait à la conclusion suivante : « le deuxième amendement confère un droit individuel de posséder et de porter des armes ». Deux ans plus tard, le juge Samuel Alito signait l’opinion majoritaire dans l’affaire McDonald v. City of Chicago : le deuxième amendement devenait « incorporé » et par conséquent applicable aux États fédérés. En conclusion : depuis 2010 le droit de posséder et de porter une arme est devenu inviolable sur l’ensemble du territoire national américain.
Les conséquences de ces deux jurisprudences sont évidemment majeures : bien que certaines catégories d’armes puissent demeurer interdites, il n’est plus possible d’interdire celles qui sont reconnues comme utiles à l’autodéfense, parmi lesquelles le très populaire AR-15. Si le gouvernement fédéral et les États peuvent encore mettre en œuvre des mesures de régulation du port d’armes — qui se traduisent souvent par un système de vérification d’antécédents (background check) et l’octroi préalable d’un permis — elles souffrent néanmoins d’un manque d’homogénéité lié aux caractéristiques propres au système fédéral américain.
L’équation fédérale
Dans l’histoire récente, le gouvernement fédéral a œuvré dans le sens d’une régulation plus stricte de la possession et du port d’armes à feu. D’une durée de vie de 10 ans, le Federal Assault Weapons Ban a permis d’interdire la fabrication d’armes semi-automatique entre 1994 et 2004. Cependant, d’autres législations se sont heurtées au concept de double souveraineté (dual-sovereignty) : c’est le cas du Brady Handgun Violence Prevention Act, destiné à imposer une vérification d’antécédents avant l’achat d’une arme. En 1997, la Cour suprême, toujours par la plume du juge Scalia, a affirmé que le gouvernement fédéral ne peut contraindre les autorités des États fédérés à appliquer un programme règlementaire fédéral (Printz v. United States).
De la même manière, les pouvoirs du Congrès reposent sur l’Article 1 Section 8 de la Constitution : ces pouvoirs étant énumérés, le Congrès ne peut pas légiférer comme bon lui semble. S’agissant des écoles, le pouvoir législatif fédéral s’était appuyé sur la Commerce Clause pour interdire le port d’armes aux abords des établissements scolaires, arguant que la potentialité des crimes induits par la présence d’armes aux abords des écoles était à même d’affecter le fonctionnement de l’économie nationale. Un argument qui n’a pas convaincu la Cour suprême qui, en 1995, a déclaré le texte inconstitutionnel (United States v. Lopez).
La régulation des armes repose donc essentiellement sur la législation propre à chaque État. Compte tenu du phénomène croissant de polarisation politique en œuvre aux États-Unis, les États républicains et démocrates s’opposent de plus en plus frontalement sur la question : les premiers favorisent le port constitutionnel (constitutional carry, un port d’armes libre, sans permis préalable) quand les seconds favorisent un droit beaucoup plus restreint, à l’image de ce qui se pratique dans l’État de New York.
L’affaire New York State Rifle & Pistol Association v. Bruen
La décision de la Cour suprême à venir dans l’affaire NYSRPA v. Bruen pourrait prochainement rebattre une nouvelle fois les cartes. En cause dans cette affaire, l’article 400(2) du code pénal de l’État de New York, lequel subordonne l’octroi d’un permis de port d’armes à l’existence d’une cause réelle et sérieuse (“proper cause”). Cette condition, particulièrement drastique, limite considérablement l’exercice du port d’armes dans l’État.
Durant les plaidoiries qui se sont déroulées le 3 novembre 2021, les juges du « camp conservateur » n’ont pas caché leur inclination en faveur de l’inconstitutionnalité du texte. Ainsi, le juge Alito, auteur de la décision McDonald, a tenu à rappeler que les « honnêtes citoyens » n’étaient pas en mesure de se défendre dans le métro new yorkais, métro fréquenté selon lui par les malfrats armés. Même scepticisme chez le juge Brett Kavanaugh, qui s’est étonné que le fait de dire « je vis dans une zone violente et je veux pouvoir de me défendre » ne soit pas considéré comme une raison suffisante. Bien qu’une majorité semble s’être dégagée en faveur d’une régulation à la manière du 1er amendement (une régulation portant sur « le moment, le lieu et la manière »), une même majorité s’est montrée circonspecte à l’idée que la loi en question puisse permettre d’exercer son droit à l’autodéfense, autodéfense réaffirmée comme « droit fondamental » dans la décision McDonald.
En dépit des drames, le droit aux armes pourrait connaître une nouvelle heure de gloire très prochainement. Après Uvalde, le président Biden s’est écrié : « Quand, au nom de Dieu, allons-nous nous opposer au lobby des armes à feu ? Quand, au nom de Dieu, ferons-nous ce que nous savons tous au fond de nos tripes qu’il faut faire ? ». Le problème n’est plus tant le lobby des armes que le 2e amendement et ses jurisprudences. La NYSRPA, soutenue par la NRA, s’apprête à remporter une nouvelle victoire.
Lire aussi : « Réguler les armes à feu, le casse-tête de Joe Biden », mon article publié chez Slate.fr en avril 2021.