Allen v. Milligan : le Voting Rights n’est pas mort
Dans un arrêt inattendu, la Cour suprême a sauvé in extremis l’une des dispositions majeures de l’historique loi sur le droit de vote.
Dans un arrêt inattendu, la Cour suprême a sauvé in extremis l’une des dispositions majeures de l’historique loi sur le droit de vote.

Une telle décision était inattendue. « Une victoire historique » pour la puissante Union Américaine pour les Libertés Civiles (ACLU). De son côté, Steven Horsford, président du Congressional Black Caucus, célèbre « une victoire […] pour l’électorat noir d’Alabama ». En 2013, la plus haute juridiction des États-Unis avait semblé entreprendre un détricotage minutieux d’une des lois emblématiques de la présidence Johnson — dans l’arrêt Shelby County, elle avait ainsi mis fin au « preclearance », un garde-fou fédéral lors des redécoupages électoraux dans les pays du Sud — , l’arrêt rendu ce 8 juin 2023 vient créer la surprise en prenant le contre-pied d’un bouleversement survenu 10 ans plus tôt.
À la suite du recensement de l’année 2020, l’Alabama a procédé au redécoupage électoral de ses districts congressionnels. Composée de 7 districts, la carte électorale 2010–2020 ne présentait alors qu’un seul district dont la population est majoritairement africaine-américaine (le district n° 7, actuellement représentée au Congrès par Terri Sewell, seule élue noire et démocrate d’Alabama). Estimant que cette carte était préjudiciable à la populaire noire, un premier recours en justice a été formulé. Pendant que la procédure judiciaire suivait son cours, l’Alabama a produit sa nouvelle carte post-recensement, sensiblement similaire à la précédente, laquelle a été approuvée par le pouvoir législatif de l’État.
Cette nouvelle carte a provoqué deux autres recours en justice sur la base de la Section 2 du Voting Rights Act, qui interdit la mise en œuvre de règles électorales « d’une manière qui aboutit à un déni ou à une limitation du droit […] de vote en raison de la race ou de la couleur ». Ce sont ces deux affaires ont qui été consolidées et qui ont fait l’objet du jugement rendu ce 8 juin. L’opinion majoritaire, rédigée par le Chief Justice John G. Roberts (rejoint par les trois juges « progressistes » et par le juge Brett Kavanaugh, nommé par Trump et désormais « juge-pivot »), s’est efforcée de défendre plusieurs décennies de précédents judiciaires.
L’Alabama, à la recherche d’un redécoupage « indifférent à la couleur »
De l’aveu du juge Roberts, l’État sudiste n’avait pour autre objectif que celui de « refaire [la] jurisprudence sur la Section 2 [du Voting Rights Acts] » (Allen v. Milligan, 599 U. S., slip op. at 15). Pour ce faire, l’Alabama a eu recours à un logiciel de génération de cartes électorales, qui, selon l’État, a été « neutre » vis-à-vis de la race. Néanmoins, à l’instar du jugement rendu en première instance, la Cour suprême a considéré la carte contraire au droit fédéral car minimisant la force électorale d’une minorité raciale. En conséquence, l’Alabama devra réaliser un nouveau découpage électoral garantissant deux districts à majorité noire.
Pour aboutir à cette conclusion, la majorité s’est reposée sur près de 40 années de jurisprudences, à commencer par l’arrêt Gingles, rendu en 1986. Selon les principes énumérés dans Gingles, un plaignant doit démontrer que :
- Un groupe racial ou linguistique est « suffisamment large et géographiquement compact pour constituer une majorité dans un district unique »
- Ce groupe est politiquement cohésif — c’est-à-dire susceptible de voter de manière similaire
- La majorité des votes de ce groupe est susceptible de battre le candidat de la minorité
Tandis que la démarche prétendument « aveugle à la couleur » (color-blind) de l’État d’Alabama a su emporter l’adhésion des deux auteurs d’opinions dissidentes que sont les juges Thomas et Alito — le premier ayant affirmé qu’un découpage prenant en compte les critères raciaux était inconstitutionnel, le second souhaitant interpréter différemment l’arrêt de 1986 — , la majorité menée par le juge Roberts a affirmé le jugement rendu en cour de district qui estime que la carte dessinée par l’Alabama « dilue » le vote noir : pour la Cour, les plaignants ont su démontrer selon les principes de l’arrêt Gingles qu’un second district congressionnel pouvait être créé.
Or, pour l’Alabama, la carte d’un État ne restreint pas le droit de vote d’une personne “en raison de sa race” si la carte ressemble à un nombre suffisant d’alternatives neutres sur le plan racial. L’argumentaire, s’il paraît séduisant à première vue, ne saurait pour autant convaincre : comme l’affirme le journaliste Mark Joseph Stern chez Slate US, « les cartes ostensiblement “neutres sur le plan racial” ont souvent pour effet de diluer les votes des Noirs américains ». De même, l’État espérait convaincre la Cour en démontrant que parmi les deux millions de cartes générées, aucune ne contenait de second district à majorité noire. Une surenchère statistique qui n’a pas convaincu le juge Roberts, qui souligne non seulement que deux millions de cartes ne saurait être représentatif au regard des « trillions de trillions » de cartes possibles, mais surtout que « [l]a Section 2 ne peut exiger des tribunaux qu’ils jugent un concours d’ordinateurs lorsqu’il n’existe aucun moyen fiable de déterminer le vainqueur, ni même où se trouve la ligne d’arrivée. » (Id., at 29) En outre, pour le juge Roberts, les opérations de redécoupage électoral sont presque toujours conscientes des données démographiques raciales. Cette particularité amène les tribunaux à devoir établir une distinction entre d’une part, avoir conscience des considérations raciales et d’autre part, être motivées par ces dernières : autant d’éléments qui ont amené les juges de la majorité à rejeter les arguments de l’Alabama.
La surprise Roberts
Cette fervente défense de la longue jurisprudence de la Cour relative au Voting Rights Act a surpris à plusieurs titres. Tout d’abord, si le juge Roberts est souvent présenté comme un « modéré » ou un « institutionnaliste » — c’est-à-dire soucieux de la légitimité de sa Cour — , son œuvre apparaît comme hostile à la loi historique de 1965. Le journaliste Ian Millhiser rappelle dans les colonnes de Vox que John Roberts fut un ardent opposant à la Section 2 du Voting Rights Act telle qu’amendée en 1982. En 2013, le Chief Justice n’avait pas hésité à mettre un terme à la Section 5, disposition née en raison des pratiques racistes et antidémocratiques en vigueur dans le Sud du pays.
Sommes-nous face à un mea culpa ou simplement face à un calcul institutionnaliste ? La réponse est probablement plus proche de la seconde hypothèse. Si le juge Roberts avait fait montre d’une certaine audace en 2013, son approche demeure habituellement plus graduelle et souvent respectueuse de la « règle du précédent » (en anglais, stare decisis). En 2020, dans l’arrêt June Medical Services, LLC v. Russo, il avait sauvé in extremis le droit à l’avortement en suivant cette règle du précédent. De même, sa recherche du consensus l’avait conduit à vouloir déclarer constitutionnelle la loi sur l’avortement du Mississippi tout en préservant l’arrêt historique Roe v. Wade — une approche qui n’avait pas convaincu les cinq autres juges du « camp conservateur ».
À certains égards, l’approche du juge John Roberts dans Allen v. Milligan apparaît comme un parangon de « retenue judiciaire ». Habituellement revendiquée par les thuriféraires du conservatisme judiciaire, cette retenue s’exprime ici par la volonté des cinq juges de la majorité à en appeler au Congrès pour modifier la législation : « Le Congrès est sans aucun doute conscient du fait que nous interprétons la Section 2 comme s’appliquant aux contestations de la délimitation des circonscriptions. Il peut changer cela s’il le souhaite » souligne le juge Roberts dans ses propos conclusifs (Id., at 31). A contrario, du côté des opinions dissidentes s’exprimait la volonté d’utiliser le pouvoir judiciaire pour bousculer le paradigme.
L’énigme Kavanaugh et l’avenir du Voting Rights Act
Par sa voix décisive, le juge Kavanaugh a permis de préserver la Section 2 du Voting Rights Act. Néanmoins, s’il rappelle lui aussi la possibilité pour le Congrès de changer les règles du jeu, il reste évasif sur la possibilité de mettre un terme aux redécoupages prenant en compte des critères raciaux. Au terme de son opinion concurrente, le juge note que « si le Congrès de 1982 pouvait constitutionnellement autoriser un redécoupage basé sur la race en vertu de la Section 2 pour un certain laps de temps, l’autorisation de procéder à un redécoupage basé sur la race ne peut pas s’étendre indéfiniment dans le futur. […] Mais l’Alabama n’a pas soulevé cet argument temporel devant cette Cour, et je ne l’examinerai donc pas pour l’instant. » (Allen v. Milligan, 599 U.S., slip op. at 4)(Kavanaugh, J., concurring in part)
S’il est difficile de savoir comment interpréter les propos du juge Kavanaugh, l’évocation de cet hypothétique ultimatum n’est pas sans rappeler l’arrêt Shelby County v. Holder de 2013 dans lequel le Chief Justice Roberts estimait que les mesures mises en œuvre à l’époque du président Lyndon Johnson n’ont plus lieu d’être en 2013 (« Il est toutefois indéniable que les conditions qui justifiaient à l’origine ces mesures ne caractérisent plus le vote dans les juridictions couvertes », Shelby County v. Holder, 570 U.S., slip op. at 2).
La Section 2, aujourd’hui vieille de plus de 40 ans, aurait-elle pour certains juges une « date de péremption » ? Les propos du juge Kavanaugh laissent potentiellement entrevoir un revirement de jurisprudence ultérieur. Le juge Thomas, qui s’est fendu d’une opinion dissidente de 48 pages (rejoint en totalité ou en partialité par les trois autres juges), n’a pas manqué de plaider pour le renversement de l’arrêt Gingles tout en affirmant que la Section 2, telle qu’appliquée ici, est inconstitutionnelle en raison du redécoupage racial qui est opéré. La solution radicale du juge Thomas pourrait en conséquence trouver un écho plus favorable dans une prochaine affaire et ce malgré la relative retenue du juge Alito, plus enclin à interpréter différemment le précédent Gingles qu’à le renverser (« Comme la Cour, je suis heureux d’appliquer l’arrêt Gingles dans ces affaires. Mais j’interpréterais ce précédent d’une manière de manière à tenir compte de ce que dit réellement le §2, et je prendrais en compte les exigences constitutionnelles », Allen v. Millgan, 599 U.S., slip op. at 1) (Alito, J., dissenting))
En conclusion : non, le Voting Rights Act n’est toujours pas mort. Il y a deux ans, la presse d’Outre-Atlantique n’avait pas de mots assez forts pour vilipender une Cour qui, selon elle, venait d’enterrer la grande loi de 1965. Mark Joseph Stern (Slate US) avait ainsi vivement dénoncé l’arrêt Brnovich, une décision « démantelant ce qui reste de la loi sur le droit de vote ». De même, avec toute l’emphase qui est la sienne, Elie Mystal (The Nation) nous disait que « [l]es bigots ont enfin atteint leur objectif de supprimer la loi sur le droit de vote ». Chez The New Republic, Matt Ford dénonçait « le pire coup porté » à la loi sur le droit de vote. Prenant mes confrères à revers, j’avais pris la défense de cette décision controversée, prenant le risque de dire que « Brnovich v. DNC ne doit pas être vue comme sonnant le glas du Voting Rights Act ». Force est de constater qu’en 2023, il vit encore.