Agences fédérales américaines : Chevron est mort, et alors ?
La plus haute juridiction des États-Unis vient de mettre un terme à la « déférence Chevron », qui offrait une certaine latitude aux agences fédérales.

De l’autre côté de l’Atlantique, les superlatifs ne manquent pas : « bouleversement sismique », « plus grande prise de pouvoir massive depuis 1803 » ou encore « éviscération » viennent décrire l’arrêt Loper Bright rendu par la Cour suprême le 28 juin. Les six juges « conservateurs » de la plus haute juridiction des États-Unis viennent en effet de mettre un terme à la Chevron deference, une doctrine vieille de quarante ans qui a sculpté l’État administratif américain d’aujourd’hui.
Qu’est-ce que cette « déférence » ? Avant toute chose, il convient d’expliquer quelque peu le contexte. Les agences fédérales américaines — pensons, par exemple à l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) — agissent en vertu de lois votées par le Congrès. L’EPA, ainsi, est chargée de veiller à la qualité de l’air. La loi dite Clear Air Act la missionne en ce sens. C’est en vertu de ce texte que l’agence élabore sa règlementation. Que se passe-t-il lorsqu’un différend judiciaire survient et que le plaignant affirme que l’agence outrepasse ses prérogatives ? C’est ici que la « déférence Chevron » entre en scène. L’arrêt Chevron U.S.A., Inc. v. Natural Ressources Defense Council de 1984 met en œuvre un principe : l’interprétation d’une loi ambiguë par une agence fédérale prévaut lorsque celle-ci est « raisonnable ».
Dans l’arrêt Chevron, l’EPA a pu imposer sa propre définition ce qu’est une « source stationnaire » de pollution atmosphérique, ce que la loi Clear Air Actne définissait pas. En quarante ans, la doctrine Chevron s’est imposée comme un pilier de l’État administratif américain. Sa disparition va-t-elle provoquer un cataclysme et restreindre drastiquement la capacité d’action des agences fédérales ? Rien n’est moins sûr.
Adoubée par la droite en 1984
« L’arrêt de la Cour suprême dans les affaires Chevron porte un coup terrible à la capacité de notre gouvernement à rester efficace et à répondre aux besoins du peuple américain. » À l’instar de Dick Durbin, président du comité judiciaire du Sénat, les réactions démocrates à l’arrêt Loper Brighttutoient le catastrophisme. Dans les colonnes des médias progressistes, l’heure est également au pessimisme : la décision est vécue comme un coup d’arrêt porté à l’action des agences fédérales.
Des réactions qui tranchent nettement avec les positions des deux grands camps politiques qui étaient celles des années 80. En pleine révolution reaganienne, l’arrêt Chevron est accueilli triomphalement par le Parti républicain, qui y voit une possibilité pour les agences fédérales de déréguler avec les coudées franches. Côté démocrate, les doutes vont bon train. Figure de la gauche (et ancien de l’administration Obama), le professeur de droit Cass R. Sunstein ne mâchait pas ses mots sur Chevron. À l’occasion d’un colloque organisé en 1987, celui qui était alors un jeune professeur avait affirmé que « les renards ne devraient pas garder les poulaillers » et qu’il était, normalement, du seul ressort du pouvoir judiciaire de « dire ce qu’est le droit ». La formule, empruntée à l’arrêt historique Marbury v. Madison, a été invoquée par le président de la Cour suprême, John Roberts, pour renverser l’arrêt Chevron.
À droite, Chevron n’était plus en odeur de sainteté. Un volte-face qui n’est plus en phase avec la ligne du très conservateur juge Antonin Scalia, qui saluait en 1989 une décision adaptée à l’État administratif moderne. « Le Congrès sait désormais que les ambiguïtés qu’il crée, intentionnellement ou non, seront résolues, dans les limites de l’interprétation admissible, non pas par les tribunaux mais par une agence particulière, dont les partis pris politiques seront généralement connus », affirmait-il ainsi. L’enthousiasme pour la décision de 1984 s’est, depuis, considérablement émoussé au sein du mouvement juridique conservateur. Cela s’explique en partie par l’Administrative Procedure Act, une loi datant de 1946 régissant la manière dont les agences administratives fédérales peuvent proposer et mettre en œuvre des règlementations. Plus précisément, l’écueil tient à la section 706 de ce texte, lequel dispose que : « [L]a juridiction de recours tranche toutes les questions de droit […] ». Un détail qui a fini par faire douter le juge Scalia qui, en 2015, reconnaissait une erreur : « Sans tenir compte de la conception originale de l’APA, nous avons développé un droit élaboré de déférence à l’égard des interprétations des lois et règlements par les agences. Sans jamais mentionner la directive de la section 706 […], nous avons soutenu que les agences peuvent résoudre de manière autoritaire les ambiguïtés des lois. »
En parallèle s’est exprimé un mouvement de fond de plus en plus hostile au big government. Chacun auteur d’une opinion concurrente, les juges Clarence Thomas et Neil Gorsuch ont exprimé de manière claire l’idée selon laquelle Chevron incarnait une violation du principe de séparation des pouvoirs et une abdication du pouvoir des juges. Pour les deux magistrats, Chevron était une décision erronée tant au regard de la Section 706 que de l’Article III de la Constitution des États-Unis, qui confie aux tribunaux le pouvoir judiciaire.
Quelles conséquences ?
Reconnaissons-le, la fin de Chevron pourrait avoir certaines conséquences très concrètes sur la manière dont les agences fédérales conçoivent leurs règlementations en raison d’une marge de manœuvre désormais réduite. Il est cependant trop tôt pour toute affirmation péremptoire. Surtout, Loper Bright n’est qu’un retour au statu quo ante : en l’occurrence, un retour à la « déférence Skidmore », du nom d’un arrêt de 1944.
De l’aveu même de la juge Elena Kagan (qui désapprouve la décision de la Cour), c’est bien un retour à cette déférence Skidmore qui est acté. Pour résumer brièvement, Skidmore repose sur « le pouvoir de persuasion » (dixit le juge Robert H. Jackson) des agences fédérales. L’application de Skidmorerequiert des tribunaux la prise en considération de facteurs tels que la rigueur du raisonnement de l’agence, la cohérence de son interprétation et son expertise en la matière. Contrairement à la déférence Chevron, qui imposait une forte déférence à l’égard de l’interprétation raisonnable d’une agence lorsqu’une loi est ambiguë, la déférence Skidmore est plus souple et nuancée, accordant du poids à l’interprétation d’une agence dans la mesure où cette dernière est jugée convaincante et raisonnée.
Pour le professeur de droit Adrian Vermeule, la fin de Chevron n’a rien d’une catastrophe : ce qu’il appelle déjà la « délégation Loper Bright » se résume peu ou prou à une simple édulcoration. Il retient de l’arrêt que le Congrès dispose toujours de la possibilité de déléguer à des agences le soin de définir certains termes (pour reprendre l’exemple de 1984, il pourrait alors laisser le soin à l’EPA de définir ce qu’est une « source stationnaire » de pollution atmosphérique). L’opinion du professeur Vermeule est, en substance, de la même teneur que les propos que tenait le juge Neil Gorsuch dans son ouvrage A Republic, If You Can Keep It (Crown Forum, 2019, non traduit) : « Nous avons réussi à vivre avec l’État administratif avant Chevron. Nous pourrions le faire à nouveau. En d’autres termes, il me semble que dans un monde sans Chevron, très peu de choses changeraient, à l’exception peut-être des choses les plus importantes. »